Les personnes non-infectées par la Covid-19 peuvent nous apprendre beaucoup sur ce virus

Publié le 17 juillet 2020 à 15:57

 

Une contribution de Sam Rainsy

Quand le jeune médecin anglais de la fin du 18ème siècle Edward Jenner procéda avec succès à la première vaccination antivariolique, il ne connaissait pas l'existence des virus ni des réactions immunitaires. Il partait de simples observations qui portaient autant sur les malades que sur les non-malades. C'était en fait l'examen des non-malades -- notamment les laitières qui n'avaient que de petites pustules bénignes aux mains mais n'attrapaient jamais la vraie variole -- qui l'a guidé vers la vaccination antivariolique. 

La COVID-19 est une maladie nouvelle dont nous ignorons de nombreux aspects de la pathogenèse et contre laquelle nous n'avons encore trouvé ni traitement ni vaccin, ce qui rend ses ravages encore plus angoissants.

Dans l'ignorance des causes ou des mécanismes perturbateurs, nous sommes parfois réduits -- comme dans la situation du Dr. Jenner -- à nous contenter d'abord de simples observations.

Nous constatons que la COVID-19 frappe les individus et les populations d'une manière très inégale à travers une société et à travers le monde. Des explications ont été avancées concernant cette répartition sociale et géographique hétérogène de la maladie: âge avancé des malades et faiblesse de leur système immunitaire, existence de comorbidités (maladies cardiovasculaires et pulmonaires, diabète, obésité, terrain inflammatoire), promiscuité, manque d'hygiène, difficultés d'accès à des soins médicaux, etc.

80% de personnes dans une population donnée échappent au COVID-19  sans même le savoir

Mais ces premières explications ne suffisent pas pour vraiment comprendre cette variation "arc-en-ciel" de la réponse immunitaire de chaque individu au contact du coronavirus, qui va du cas asymptomatique à des complications mortelles. On avance que jusqu'à 80% de personnes dans une population donnée échappent au COVID-19 généralement sans même le savoir, et que, sur les 20% restants qui éprouvent des symptômes soit à domicile soit à l'hôpital, moins de 1% succombent à la maladie.

Mais c'est en comparant l'emprise du COVID-19 sur différentes populations dans différentes régions du monde que l'on mesure vraiment la résistance de certaines populations qui semblent relativement épargnées par la COVID-19 ou qui paraissent même échapper complètement à la pandémie.

Alors que le nombre de décès par million d'habitants atteint plusieurs centaines dans les pays les plus touchés (Europe occidentale, Amérique du Nord, Brésil), il se compte sur les doigts d'une seule main dans les pays les moins touchés. Certains pays sont même totalement épargnés où l'on ne compte aucun décès pouvant être attribué au COVID-19.

Même si les statistiques officielles ne sont pas toujours absolument fiables, quelques erreurs ou défaillances ici ou là ne remettent pas en question l'ampleur des disparités épidémiologiques perçues à l'échelle mondiale dès le premier abord. Voir statistiques comparées 

https://ourworldindata.org/grapher/total-covid-deaths-per-million 

Ni le climat (température, ensoleillement, humidité), ni le niveau de développement économique, ni la qualité de la gouvernance, ni la qualité du système hospitalier, ni l'état de santé générale de la population, ni les conditions ou les habitudes de vie, ni aucun facteur démographique, social ou culturel ne peut expliquer à lui seul la disparité de l'impact du COVID-19 d'un pays à l'autre, d'une région à l'autre.

J'ai d'abord été confronté au cas du Cambodge, mon pays natal. Ce pays réunit presque toutes les conditions pour subir de plein fouet la pandémie du COVID-19 qui aurait dû y faire des ravages terrifiants: pays extrêmement pauvre avec une infrastructure hospitalière des plus délabrées, conditions d'hygiène épouvantables, conditions de vie et de travail caractérisées par une dangereuse promiscuité, en particulier pour des centaines de milliers d'ouvriers venus des campagnes et regroupés autour d'usines concentrées dans quelques centres urbains. Mais surtout le gouvernement de Phnom Penh, très proche de Pékin, n'a jusqu'à présent interrompu aucune des nombreuses liaisons aériennes avec la Chine, y compris celles en provenance de Wuhan, ville d’où était partie la pandémie. 

On pouvait d'autant plus craindre le pire que l'autocratique premier ministre Hun Sen avait déclaré le 18 février, c'est-à-dire au tout début de la pandémie, que le COVID-19 ne toucherait le Cambodge que le "31 février", autrement dit "jamais". Avec un chef aussi optimiste et aussi peu prévoyant, on pouvait imaginer le niveau d'impréparation du pays et le nombre considérable de victimes que cette impréparation allait causer. 

Et pourtant, cinq mois plus tard, en ce mi-juillet, alors que le nombre de décès dus au COVID-19 a largement dépassé le demi-million à travers le monde, on n'a recensé à ce jour aucune mort au Cambodge qui serait due à cette maladie. Mis à part les malades de nationalité étrangère c'est-à-dire essentiellement des touristes de passage, les quelques dizaines de Cambodgiens qui auraient contracté le COVID-19 auraient tous été guéris.

Ces chiffres officiels m'auraient rendu sceptique et méfiant s'ils n'étaient pas corroborés par des chiffres du même ordre de grandeur -- en particulier le "0 mort" -- en provenance de deux pays voisins du Cambodge: le Laos au Nord et le Vietnam à l'Est. En regardant vers l'Ouest du Cambodge, je découvre que la Thaïlande et la Birmanie avaient aussi enregistré très peu de morts dus au COVID-19, respectivement 0,8 et 0,1 décès par million d'habitants.

Au-delà des facteurs climatiques et socio-économiques énumérés plus haut, y aurait-t-il quelque chose de commun entre les populations de ces cinq pays qui les protégerait du COVID-19?

Cette question m’entraîne sur un terrain inattendu: l'hématologie géographique. "Hématologie géographique", c'est le titre d'un ouvrage publié en 1966 par deux éminents hématologues français, les professeurs Jean Bernard et Jacques Ruffié. Combinant leurs connaissances en histoire, géographie, archéologie, hématologie et génétique, les auteurs ont montré que de nombreuses populations du Sud-Est Asiatique étaient porteuses de l'hémoglobine E (HbE) qui est une caractéristique génétique des populations descendant de l'Empire Khmer dont l'apogée se situe aux 12ème et 13ème siècles. (1) (2)

A partir de là, je relève deux éléments importants:

1- L'hémoglobine E est un facteur de sélection naturelle qui a protégé les populations porteuses contre les formes les plus graves du paludisme, une maladie endémique qui sévit dans notre région depuis la nuit des temps. (3) (4) (5) (6) (7) (8)

2- Il y a des ressemblances pathogénésiques frappantes entre le paludisme et le COVID-19, surtout quand on examine les symptômes les plus graves communs aux deux maladies: septicémie mortelle à partir d’une "tempête cytokinique"; formation de caillots de sang conduisant à des thromboses, embolies pulmonaires et accidents vasculaires cérébraux ; complications graves touchant plusieurs organes vitaux en même temps (cerveau, poumons, reins).

Je me pose alors la question: "Si l'hémoglobine E a pu protéger ses porteurs contre les formes les plus graves du paludisme, ne pourrait-elle pas les protéger aussi contre les formes les plus graves du COVID-19 qui se manifestent pratiquement de la même manière?"

Cette question mérite d'autant plus d'être posée qu'il y a d'autres traits communs aux deux maladies. Il existe notamment un virus d'origine animale qui infecte le parasite responsable du paludisme et qui présente une séquence génomique assez semblable à celle du coronavirus, ce qui pourrait signifier que ce virus palustre pourrait conférer une forme d'immunité contre le COVID-19. (9) (10) (11) (12)

Pour continuer à vérifier mes hypothèses sur la relation entre paludisme et COVID-19 d'une part, et le rôle protecteur que pourrait jouer l'hémoglobine E (et d'autres variantes de cette l'hémoglobine) d'autre part, j'ai étendu mes observations à l'Inde et à l'Afrique. (13)

J'ai fait deux constatations pour l'Inde. La première est que les zones impaludées de manière endémique (Centre-Est et Nord-Est) semblent beaucoup mieux résister au COVID-19 que le reste du pays. La deuxième est que les sept petits États du Nord-Est de l'Inde dont les populations sont largement porteuses de l'hémoglobine E comme les populations voisines de la Birmanie, semblent les plus épargnés par le COVID-19 avec un nombre de décès nul ou exceptionnellement faible.

Pour l'Afrique la principale constatation est que les pays impaludés de manière endémique situés au centre du continent (zone subsaharienne) résistent mieux au COVID-19 que ceux d'Afrique du Nord et l'Afrique du Sud qui ne sont pas touchés par le paludisme. (14)

Les cas de l'Inde et de l'Afrique renforcent l'hypothèse que j'ai formulée pour l'Asie du Sud-Est, à savoir que les régions impaludées souffrent moins du COVID-19 que les régions non-impaludées, et donc qu'il pourrait y avoir une relation entre les deux maladies par le biais d'une forme d'immunité contre le paludisme qui pourrait protéger aussi du COVID-19, ou du moins contre ses formes les plus graves.

Cette protection tiendrait à une forme d'immunité héréditaire qui se manifeste par des variantes spécifiques (HbE, HbC et HbS) de l'hémoglobine relevées chez les populations vivant dans les zones impaludées. Ces variantes particulières et héréditaires de l'hémoglobine contenue dans les globules rouges permettent une meilleure résistance à l'agent pathogène du paludisme, un parasite du genre Plasmodium qui s'attaque précisément à ces globules rouges.

Ce point est d’autant plus intéressant qu’il existe d'autres facteurs génétiques dans la variation de la réaction immunitaire face au coronavirus qui sont également liés au sang en général et aux globules rouges en particulier. Ainsi les personnes du groupe sanguin O seraient moins susceptibles que les autres de contracter le COVID-19. Des gènes spécifiques ont été identifiés et leur rôle expliqué. (15)

Mais il existe de multiples autres facteurs génétiques non liés au sang -- comme certains enzymes ou récepteurs présents à la surface d'autres cellules, tissus et organes -- qui font que chaque personne réagit différemment à une attaque d'un agent pathogène. Ces facteurs génétiques expliquent pourquoi certains individus et certaines populations ne sont pas vulnérables au COVID-19, ce qui laisse présager une fin naturelle de la pandémie sans passer par une contagion en chaîne devant toucher "au moins 60 à 70% de la population" pour atteindre une soi-disant "immunité collective".

A la question "Sait-on pourquoi, chez un individu, la résistance à une maladie apparaît ou n'apparaît pas ?", le professeur Jean Dausset, prix Nobel de médecine 1980 pour ses travaux sur le génome humain, répond: "L'explication est uniquement génétique. Dans toute épidémie, une part de la population est résistante, ce qui amène à l'extinction de l'épidémie, car il n'y a plus personne à tuer..." Pour mieux illustrer sa pensée Jean Dausset rappelle l'histoire de la peste et le dicton: "Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés..." (16)

La reconnaissance de l'importance des facteurs génétiques dans la résistance au COVID-19, comme ceux qui se manifestent dans certaines variantes de l'hémoglobine, devrait conduire à poursuivre trois lignes d'action:  

1- L'approfondissement des recherches sur le rôle de ces facteurs génétiques dans la pathogenèse du COVID-19 aidera d'une façon déterminante à trouver un vaccin et un traitement contre cette maladie.

2- Des enquêtes épidémiologiques incluant des tests virologiques et sérologiques dans les pays pas ou peu touchés par le COVID-19 permettront de tirer des enseignements précieux sur la nature et la prévalence de ces facteurs génétiques protecteurs et de vérifier l'hypothèse d'une immunité naturelle. C'est par une telle démarche qu'il y a peut-être autant à apprendre des non-malades que des malades eux-mêmes.

3- Une révision du concept d'"immunité collective" s'impose à partir du moment où l'on reconnaît l'importance des facteurs génétiques qui, dans une épidémie, protègent naturellement une partie de la population. A cause de ces facteurs génétiques, comme l'a expliqué Jean Dausset, l'épidémie s'arrêtera d'elle-même sans la nécessité qu’une majorité de la population contracte d’abord la maladie pour en être immunisée, en l'absence d'un vaccin, comme beaucoup le pensent maintenant.

C'est la deuxième fois que j'appelle à regarder l'autre face de la pandémie, c'est-à-dire les non-malades et ceux qui ne sont pas ou plus susceptibles de l'être. La première fois c'était pour préconiser la création d'un passeport immunitaire à travers mon article intitulé "How to prevent Covid-19 from paralysing the world's economy" (Comment éviter que le Covid-19 ne paralyse l’économie mondiale) paru dans The Geopolitics le 27 mars dernier (17). Cette fois-ci, je me tourne à nouveau vers cette même population de non-malades, dans le but non pas de limiter les dégâts économiques causés par la pandémie, mais de vaincre la pandémie elle-même.

 

Sam Rainsy

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